J'ai consulté votre page sur le normand. Vous
avez bien fait de rédiger cette page sur cette langue.
Toutefois, l'un de vos correspondants, Guillaume Normand, vous a écrit ce
qui suit:
« La raison en est simple : la Nouvelle-France fut peuplée
essentiellement de Normands. »
Je suis linguistique et historien de la langue, et je suis québécois et
mon premier ancêtre était normand (Dieppe). Cette affirmation de G.N. ne
correspond pas à la réalité. Dire que la Nouvelle-France fut peuplée
«essentiellement de Normands» signifierait «avant tout» ou
«principalement», c'est-à-dire peut-être 80 % ou encore davantage. Ce
n'est pas le cas!
En effet, de 1608 à 1700, il est venu 4894 émigrants français au Canada
(qui faisait partie de la Nouvelle-France au même titre que Terre-Neuve et
l'Acadie et, plus tard, la Louisiane). De ce nombre, 958 venaient de la
Normandie, ce qui correspond à 19,6 %, d'après les statistiques de
l'historien Stanislas A. Lortie, qui portent sur tout le XVIIe siècle. Je
n'ai rien contre les Normands, au contraire, mais 19,6 % n'a rien à voir
avec un terme comme «essentiellement». Il faudrait dire plutôt «en
partie».
Par ailleurs, en 1966, le Programme de recherche en démographie historique
(PRDH) de l'Université de Montréal s'est donné comme mandat de
reconstituer exhaustivement la population du «Québec ancien», depuis le
début de la colonisation française au XVIIe siècle. Couvrant l'ensemble
des XVIIe et XVIIIe siècles, la base de données du PRDH contient ainsi
«l'histoire nominative» des ancêtres québécois de tous les Canadiens
français. La base de données porte sur 8527 immigrants fondateurs
couvrant la période du Régime français. Les résultats révèlent que
les Normands constituaient 14,5 % des émigrants, soit 1111 sur un total de
8527.
Cela signifie que la majorité des émigrants avaient pour origine
principale des régions côtières et des villes portuaires davantage
tournées vers l'extérieur, ainsi que de la grande région parisienne. Ces
régions comptaient naturellement de nombreux marins et de pêcheurs. Les
villes françaises ont engendré cinq fois plus d'émigrants que les
campagnes.
Il faut surtout remarquer que les Français qui ont émigré au Canada
venaient de PLUSIEURS PROVINCES DE FRANCE (35 provinces au total), surtout,
il est vrai, de la Normandie (14,5 %), de l'île-de-France (14,3 %), du
Poitou (9,8 %), de l'Aunis (8,9 %), de la Bretagne (6 %), de la Saintonge
(5,3 %), de la Guyenne (4,4 %), etc. Comme on peut le constater, aucune des
provinces françaises n'a prédominé. Cela signifie aussi que le parler
d'aucune ne s'est imposé, si ce n'est que certaines influences des parlers
populaires de la Normandie, de Paris ainsi que du Poitou et de la Saintonge
ont certainement laissé des traces. Cependant, aucun de ces parlers
français régionaux n'a exercé une préséance sur les autres. On ne peut
pas affirmer que le parler des Québécois est «essentiellement d'origine
normande», ce qui est contraire à la réalité historique. Cependant, on
peut affirmer que près de 80 % des Français arrivés au Canada
provenaient des provinces du nord et de l'ouest de la France, une zone où
l'on faisait usage des langues d'oïl.
Tout ce que nous pouvons dire de cette époque de la «Nouvelle-France»,
c'est que la langue française s'est imposée aussitôt dans la colonie
canadienne. Et ce français ressemblait grandement à celui qui était
parlé en France, sans nécessairement être celui de la région
parisienne, ni aucune autre région en particulier. C'était
essentiellement un français populaire et oral, très éloigné du
français standard de l'époque, celui de la Cour! Déjà à la fin du
Régime français, le vocabulaire commençait à diverger au point où
certains voyageurs français pouvaient lui trouver une couleur
«provinciale», sans pouvoir déceler une seule province. En somme, le
français du Canada se comparait à celui parlé en France, même s'il
était influencé par divers français régionaux populaires de France.