Textes en normand

 

LES CHRONIQUES DE BERNARD DESGRIPPES
initialement publiées par le Publicateur libre de Domfront

Bernard Desgrippes est originaire  du sud  de la Normandie. Son terrain de prédilection  est celui de la région de Domfront, dans l'Orne, aux confins de la Manche et de la Mayenne. Il est  notamment l’auteur d'un remarquable dictionnaire en quatre volumes intitulé "le vocabulaire normand du bocage domfrontais", préfacé par René Lepelley. Nous vous recommandons chaleureusement cet ouvrage, encore disponible et édité par l'association d’art et d’histoire de Flers : "Le Pays Bas-Normand".
Les chroniques que nous reproduisons sont rédigées chaque semaine depuis 2002 pour le journal local, le Publicateur Libre, créé en 1850 à Domfront. Elles sont très lues et appréciées dans l'aire de diffusion du journal.


Aveucque des luneuttes

- Tiens, Victor, t'as des luneuttes, à c't'heure ? C'est nouviau ! Deud'pés quand qu't'as des luneuttes ?
- Ça feut huit jous. Ça deut feure, eugu'xactement huit jous passeus d'vendeurdi. J'en seus que d'mieux. J'eu bé d'trop attendu pou eunn'n'aveu. Mais bon, tu seus c'que c'est, on n'heusite toujous. Surtout la peurmieure fas ! Mais au moins, à c't'heure, je r'connais l'monde. Et pis, j'peux compteu et r'compteu mes sous, tout seu, comme i faut, sans m'deutrompeu. Mais tu seus bin, j'vas t'dire queuque chouse : " T'as biau aveu des luneuttes toutes neuves, ça n'grossit pas les chiffes pour autant ! "

- Tiens, Victor, tu portes des lunettes, maintenant ? C'est nouveau ! Depuis quand en portes-tu ?
- Cela fait une semaine. Cela fait, exactement, une semaine passée depuis vendredi dernier. Mais, je suis mieux maintenant. J'ai certainement trop attendu. Mais, tu sais ce que c'est, on hésite toujours, la première fois ! Mais, maintenant, je reconnais les gens. Et puis, je peux faire mes comptes, moi-même, comme il convient de le faire et sans me tromper. Mais, tu sais, je vais te dire quelque chose : " ce n'est pas parce que tu portes des lunettes que les chiffres sont plus importants et que tu es plus riche !
"

Bétôt l'z'euleuctions

- Dis Feulisse, j'eu ouï dire que t'alleus t'eurporteu, core un coup, aux porcheunes z'euleuctions. C'est t-i vreu ? T'eumes bé t'occupeu d'z'autes, tu reusses pas les deux pieuds dans l'mîn-me sabiot. Alors yeunne n'n'a qu'euspeurent que tu vas r'parti.
- Je n'seus core pas c'que j'vas feure. Tu seus, à l'âge que j'seus, vaureut bé mieux que j'reuss'reus feure eul'fourbi à la meuson. D'autant qu'ya la presse pou prende ces piaces-là. Faut laisseu les jeunes vé c'que c'est. Et pis, faut t-i pas qu'ça change un p'tit qua ! D'un n'aute côteu, à prende les mîn-mes et à r'c'mmenceu, on n'est sûr de n'rin changeu ! Ah, j'seus d'accord aveucque ta, c'est pas aiseu d'prende des deucisions !

- Dis, Félix, j'ai entendu dire que tu allais te représenter, encore une fois, aux prochaines élections. Est-ce vrai ? Tu aimes bien t'occuper des dossiers, tu ne restes pas les deux pieds dans le même sabot. Alors, nombreux sont ceux qui espèrent que tu vas te représenter.
- Je n'ai encore rien décidé. Tu sais, à mon âge, il serait plus raisonnable que je reste travailler chez moi. D'ailleurs, il va y avoir de nombreux candidats. Alors, il est préférable de laisser les jeunes voir de quoi il s'agit. Et puis, il serait bon qu'il y ait du changement ! D'un autre côté, si vous reprenez la même équipe, vous êtes certain de ne rien changer ! Ah, je suis d'accord avec toi, ce n'est pas aisé de prendre des décisions !

Pas trop d'moutarde !

- Dis don, Françouése, ta téte de viau, ol est bin quieute, ol est bin gouleuyante, mais t'as oublieu queuque chouse. C'est la moutarde. La téte de viau, ça s'mange do d'la moutarde !

- Oh, Joseu, aveucque ta, ya toujous queuque chouse qui va pas. C'est l'cide qui s'reut meuilleur sans z'iau, c'est l'lard qu'est pas asseu saleu, c'est l'omm'leutte qui manque de pouévre. Aprés, c'est trop quieut ou ça yest pas asseu ! Et pis, an'hui, c'est la téte de viau qu'a pas d'moutarde. Eh bin, en v'là d'la moutarde ! Et deucqu'c'est qui manque core ? Mais tu seus bin, Joseu, qu'à ton n'âge, la moutarde, c'est comme l'aveune de cureu, i n'en faut pas d'trop. Et pis ma, j'vieux dormi, c'te neut. Qui c'est qui va g'nouilleu, d'main, pou rasséreu les peures de P'tit Plant d'Blanc, hein ? C'est pas ta !

- Dis donc, Françoise, la tête de veau est bien cuite, elle est bien bonne, mais tu as oublié quelque chose. C'est de mettre la moutarde sur la table. La tête de veau, cela se mange avec de la moutarde !

- Oh, Joseph, avec toi, il y a toujours quelque chose qui ne va pas. C'est le cidre que tu préfères sans que j'ajoute de l'eau, c'est le gras de porc qui n'est pas assez salé, c'est l'omelette qui manque de poivre. Après, c'est trop cuit, ou pas assez ! Et puis quoi encore ? Mais tu sais bien, Joseph, qu'à ton âge, la moutarde, c'est comme " l'avoine de curé ", il ne t'en faut pas trop. Parce que moi, j'ai besoin de dormir, la nuit. Et demain, qui va ramasser, à genoux, les poires de " Petit Plant de Blanc " ? Ce n'est pas toi !

Dans l'poulailleu

Feulisse, tu seus pas c'qu'on m'a dit, à matin ? A c'qu'i paraît, l'pére Bouétiaux, d'la Bouéte, il a entendu du brit dans son poulailleu. Il est t'alleu vé, i n'a rin vu de speucial et il a feurmeu la porte, comme d'habitude. Mais c'est t-i qu'i n'a pas feut attention, ou c'est t-i qu'i n'y vét pus, eh bin, tu vas m'creure s'tu vieux, il a enfeurmeu un r'nard dans l'poulailleu. Il aveut dix-neu poules. Pendant la neut, o z'ont toutes yu la téte coupée! Eh bin, i gricheut du papot, l'gars Feulisse quand qu'il a vu l'carneuge. Mais, c'est qu'le r'nard euteut core là. Yaveut pus qu'li d'vivant. Gars Feulisse courit bin vite cheurcheu sa peutouére et i tuit l'maudit goupi ! Mais ça n'l'a pas consoleu, pace que l'pére Bouétiaux, i t'neut autant à ses poules, que ta, à ton lit !

Félix, j'ai appris une bien bonne nouvelle, ce matin. Monsieur Bouétiaux, de la Bouéte, a entendu du bruit dans son poulailler. Il est allé voir, n'a rien remarqué de spécial et il a fermé la porte comme d'habitude. Mais est-ce qu'il n'a pas fait assez attention, ou est-ce qu'il n'y voit plus, eh bien, tu vas me croire si tu veux, mais il a enfermé un renard dans le poulailler. Ses 19 poules avaient eu la tête coupée au cours de la nuit ! Quand il a vu le carnage, il n'était pas content. Mais, en plus, le renard était toujours dans le poulailler. Monsieur Bouétiaux est allé bien vite chercher son fusil et a tué le goupil. Mais, M. Bouétiaux n'est pas satisfait pour autant, car il tenait autant à ses poules, que toi, à ton lit !