Le vocabulaire normand

d'origine scandinave

par Gilles Mauger


1ère partie - 2e partie

 

Gilles Mauger est membre de l'Association Montfort Culture et Patrimoine (27290 Montfort-sur-Risle). Il a rédigé un certain nombre d'articles fort documentés sur le vocabulaire et les noms normands. Il nous autorise à les publier ici, ce dont nous le remercions vivement. Il nous précise que son travail de recherche est celui d'un amateur et non d'un spécialiste.
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1ère partie

1 - Les mots d'origine scandinave

Savez-vous qu’un très grand nombre de mots du vocabulaire normand sont d’origine scandinave ?
En effet, les Vikings, en peuplant la Neustrie (nom porté par la Normandie avant les Vikings) et en fondant le duché de Normandie en 911, ont apporté avec eux, en plus de leurs navires, leur langue et son vocabulaire. Une partie de ce vocabulaire est ensuite restée dans notre langue normande et est parvenue jusqu’à nous en traversant les siècles.
Ainsi une kanne à lait, mot que tout le monde connaît à la campagne vient de « kanna », qui en vieux scandinave signifie « récipient ». De même le mot bru (la belle fille) vient de « brydh » qui veut dire « la fiancée ».

Cette imprégnation du parler normand par le vocabulaire et la grammaire scandinave (viking) s’est faite dans de nombreux domaines. Par exemple :
La description du paysage : ainsi, le mot « bec » (le Bec- Hellouin) tire son origine du mot « bekkur » qui en Viking signifie « ruisseau », ou bien le mot « mare » qui vient du scandinave ancien « marr » signifiant « étendue d’eau ». Et Dieu sait si les mares sont nombreuses en Normandie.

Les noms de plusieurs centaines de nos villes et de nos villages sont issus du scandinave ancien. Par exemple, Routot (le domaine de Rolf) ; Elbeuf (la chaumière des puits) ; Ecaquelon (le bois des voleurs) ; Catelon (le bois du bétail ou du chaudron). De même, un certain nombre de noms de famille ont réussi à traverser les siècles et à parvenir jusqu’à nous. Souvenez vous du plus grand coureur cycliste français et normand, Jacques Anquetil. Son nom est un patronyme d’origine scandinave « Askettil » qui signifie le « chaudron des dieux », nom qui était très à la mode à l’époque des Vikings.

La vie paysanne. Ainsi, mettre une vache au tierre, tierrer, détierrer provient du mot « tjödr » en vieux scandinave qui signifie « corde à chevaux ».
La mer et la pêche. Savez-vous que crabe, homard viennent du Viking « krabi », « hummar »… ?
La marine et la construction navale. Rien d’étonnant à ce que les Vikings, grands navigateurs qui sont allés en Islande, au Groënland et jusqu’en Amérique, aient fortement influencé notre vocabulaire. Par exemple, les mots bateau, étrave, quille, mât, hauban… sont issus du scandinave ancien.
Le droit et la justice. Ainsi, le mot meurtre non seulement est d’origine Viking, mais correspond à un degré dans la hiérarchie des crimes du droit scandinave.
La botanique aussi mais à un degré moindre. Par exemple, les dogues, mauvaises herbes bien connues des Normands. Et bien le mot vient de « doga » qui signifie « mauvaises herbes » en norrois (langue scandinave ancienne).

Tout ce vocabulaire d’origine scandinave qui a envahi pratiquement tous les domaines de l’activité humaine du Moyen Âge montre bien que les Vikings, qui étaient de grands guerriers et des conquérants étaient aussi et peut-être avant tout des marins, des pêcheurs, des paysans et des commerçants apportant avec eux technologies et vocabulaire correspondant.

Mais ce n’est pas tout. Saviez-vous que notre langue normande a d’autres originalités, qui méritent notre attention et que la langue normande a joué un grand rôle dans :
La formation de la langue française : Nord, Sud, Est, Ouest sont des mots d’origine normande, issus du scandinave.
La formation de la langue anglaise. Des centaines de mots du vocabulaire anglais sont d’origine normande, apportés par les Normands de Guillaume le Conquérant lors de la conquête de l’Angleterre en 1066. Qui penserait que le mot anglais « pocket » (qui veut dire poche) est issu du normand « pouquette » ? Et tant d’autres.



2 - La description du paysage par les Vikings

Au cours de leur progression et de leur installation en Normandie, les Vikings vont avoir besoin de s’orienter, se repérer et donc de donner des noms au paysage et aux repères qu’ils utilisent pour se diriger. La pénétration des Vikings en Normandie va donc s’accompagner d’une pénétration de termes norrois (langue des Vikings) décrivant le paysage dans le parler local. Tout d’abord, il leur est nécessaire de s’orienter par rapport à des repères fixes et aux étoiles. Et donc « Nordi, Sudri, Estri, Vestri », mots vikings désignant les 4 grandes directions vont devenir normands sous la forme Nord, Sud, Est, Ouest. Les Vikings arrivant par la mer, il leur est indispensable pour leur orientation et leur sécurité de donner des noms aux îles, courants, rochers… qu’ils vont rencontrer. C’est donc en premier lieu le paysage maritime qui est décrit. Ainsi le terme normand havre ou hable qui désigne un port, un refuge vient de « Häfn » ou « Höfn » qui en norrois signifie « port ». Par exemple, le Havre de Grâce, le Havre de Goury, le Hable de Dieppe.
Un raz en normand est un courant rapide. Il dérive de « Ras » en norrois qui veut dire « courant, chenal ». Exemple le Raz Blanchard.
Sound, un détroit , vient de « Sund » (même sens). Exemple le Sound de Chausey.
Le nez : un cap, un promontoire vient de « Nes » : « un cap ». Exemple le nez de Jobourg.
Les grunnes qui sont des hauts fonds par chez nous, a pour origine « Grunnr » en norrois : « fonds marins, hauts fonds ».
Les mielles : dunes de sable. Le mot est issu de « Melr » : « dune ».
Crique vient de « Kriki » (même sens).
Cliff : falaise en vieux normand, vient de « Kliff » (même sens).
Quet, un rocher en mer vient de « Sker ».
Ecore, une berge escarpée vient de « Skorr » : « crevasse ».
Homme, Hommet, Houlme, Hou désignent en normand un îlot. Ces mots dérivent de « Holmr » : « un îlot » en norrois.
Houl, un creux dans les rochers vient de « Hol » : « creux ».
Estran en normand : partie de la grève ou de la plage comprise entre marée haute et marée basse vient de « Strand » : « grève, plage ».
Dranguet, rocher pointu isolé en mer vient de « Drangr ».
Ber, un rocher vient de « Berg » : « rocher ». Etc…

Passons maintenant à la description du reste du paysage.
Une hague qui est une prairie ouverte en normand a pour origine norroise « Hagi » : « enclos, pâturage » ou « Haka » : « promontoire ».
Nos nombreuses mares dérivent du norrois « Marr » qui d’abord désigne « la mer » puis ensuite « une étendue d’eau ».
Dalle, une vallée en vieux normand vient de « Dallr », « une vallée » en norrois.
Dick : levée de terre, talus, fossé vient de « Deki » (même sens). Ce mot est peut-être à l’origine du mot français digue.
Banque est aussi une levée de terre , dont l’origine est « Bank » (même sens).
Une londe est un bois, une forêt. Le mot vient de « Lundur » : « petit bois ».
Un bec en normand est un ruisseau. Ce mot dérive de « Bekkr » : « un ruisseau » en norrois.
Flet ou fliet, un ruisselet vient de « Fljot » : « ruisselet ».
Hogue, une hauteur, un tertre vient de « Haugr » qui a le même sens.
Une houlette : un trou de lapin vient de « Hol » : « creux ».
Un thuit est un essart, une portion de forêt récemment défrichée. Le mot vient de « Thveit » (même sens).
La gare : la berge d’une rivière vient du norrois « Värr ».
Eiki le chêne, boki le bouleau, Eski le frêne, lind le tilleul… Etc…

Nous allons arrêter là notre énumération qui n’est pas complète mais qui devient fastidieuse pour le lecteur pour aborder deux points intéressants.

Le premier de ces points est le suivant. Un certain nombre de mots norrois décrivant le paysage et qui ont pénétré très tôt le vocabulaire normand ont peu à peu disparu dans le normand plus récent, plus moderne. Ainsi, par exemple, nous n’utilisons plus les mots dalle, londe, thuit, cliff… Nous n’utilisons plus bec, le ruisseau mais le mot fliet, ruisselet, s’est maintenu. Dick a disparu, mais banque s’est conservé (surtout dans le Cotentin). Cette disparition est mystérieuse et ces mots ne subsistent plus que dans les noms de nos villes et villages.

La deuxième remarque, et qui est très importante, est qu’un certain nombre de mots normands d’origine Viking sont passés en Français. Comme si le normand avait servi de passerelle, de cheval de Troie pour introduire ces mots dans la langue française. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur cette originalité de notre « prêchi » et nous verrons l’importance du parler normand et des Normands dans la formation de la langue française. Ces mots ne sont pas des moindres, par exemple : le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest, un havre, une crique, l’estran, un raz, un sound, un nez, une hague (mot que l’on retrouve dans Hector Malot, auteur normand de la fin du XIXème siècle). Ils font partie du vocabulaire de base d’une langue et ils étaient très utiles avant le G.P.S.!


3 - Les noms des villes et des villages 1/2

Saviez-vous qu’entre 400 et 500 villages et villes de Normandie portent un nom d’origine Viking ? Ce chiffre est quand même relativement important car lors de la colonisation de la Normandie par les Vikings, nombre de villages actuels n’existaient pas encore. Ainsi, le Vièvre n’était qu’une immense forêt et Saint-Grégoire, Saint-Georges, Saint-Pierre, Saint-Martin, Saint-Firmin, Saint-Benoît… n’existaient pas.

Il y a deux sortes de noms de villages (toponymes) d’origine nordique : les noms entièrement Viking, par exemple, Écaquelon et les noms se terminant en « ville » et dont la première partie est un nom Viking, en général un nom d’homme, par exemple Appeville. Dans la première série de toponymes, nous allons faire la connaissance de quelques clés qui permettent de les reconnaître et de les comprendre.

Tout d’abord, les noms qui se terminent en « tot ». « Tot » vient de « Toft » qui en norrois désigne un domaine agricole, une ferme, bâti ou non bâti. Par exemple : Colletot est le domaine de « Koli » : nom d’homme Viking. Ecquetot est le domaine du frêne : « Eski ». Épretot est le domaine du tremble : « Espi ». Aptot est le domaine des pommes : « Epli, Apli ». Brestot : « Breidr », grand et tot, domaine.

Les toponymes en « bec ». « Bec » nous l’avons vu vient de « Bekkur » qui veut dire ruisseau en norrois. Le Bec Hellouin : le ruisseau du chevalier Herluin. Foulbec : le ruisseau nauséabond. Caudebec : le ruisseau froid. Orbec : le ruisseau aux graviers. Houlbec : le ruisseau creux.

Les noms en « londe », « lon ». « Londe », « lon » viennent de « Lundur » : bois, forêt. La forêt de la Londe est donc une répétition. Boclon est le bois de bouleau : « Boki », le bouleau. Ecquelon, le bois de chêne : « Eiki », le chêne. Catelon, le bois de « Kati » (nom d’homme Viking). Écaquelon : le bois des voleurs ou bien le bois à l’extrémité d’un champ.

« Mare » vient de « Marr » : petite étendue d’eau. Exemple Londemare : mare de la forêt. Roumare : la mare de « Rolf » (Rollon 1er Duc de Normandie). Limare : « Hlid » : pente.

« Fleur » semble venir du norrois « Floï » qui désigne une large baie, un estuaire et se retrouve dans Honfleur, Harfleur, Ficquefleur, Barfleur.

Aux toponymes très nombreux, il faut en ajouter d’autres moins fréquents : les noms en « vic » qui désignent une anse, une baie : Sanvic, Barvic, Pilvic, Le Cap Lévi (Kapel Vic).

« Grune » : un haut fond donne par exemple Langrune.

« Houle » : creux, se retrouve dans Houlbec, Cattehoule.

« Homme », « hou » : un îlot : Grand et Petit Couronne, Quettehou.

Les Hogues, La Hougue viennent de « Haugr » : hauteur, tertre. Hautot : la ferme d’en haut.

« Dale » dérive de « Dalr » : une vallée : Dieppedalle, Brecquedalle.

La Haule est issue de « Hallr » : une pente, une déclivité.

Les différents Havres déjà vus viennent de « Häfn ».

« Clif » est une falaise (« Klif » en norrois) : Risleclif, Carqueclif.

Dieppe : profond (« Djupr ») : Dieppe, Dieppedalle.

Grestain, Ouestain viennent de « Steinn » : la pierre.

Les toponymes en « Torp » ou « Tourp » sont issus de « Torp » en norrois qui signifie un hameau, un village et vont donner Le Torp, Le Tourps, Saussetour, Clitourps

Les noms en « bu », « bye » viennent de « Byr » : un village et donnent Tournebut, Bourguebus

Le norrois « Bôth » qui désigne une cabane, une chaumière va se décliner en « beuf » : Daubeuf (« Dalr » : vallée) ; Lindebeuf (« Lind » : tilleul) ; Marbeuf (mare et beuf) ; Quillebeuf (« Kill » : crique étroite) ; Elbeuf (« Vella » : source, puits et beuf).

Les toponymes en « cote » dérivent du norrois « Kot » qui désigne une hutte, une cabane : Caudecotte (« Cald » : froid).

« Skali » qui, en norrois, signifie abri provisoire va donner Écalles, Brequecal (« Brekka » :pente).

Les noms en « hus » : Etainhus, Sahurs, Lihurs viennent de « Hus » qui veut dire maison.

Les toponymes en « gard » sont issus de « Gardr » qui signifie enclos, jardin : Auppegard, Eppegard (« Apli, Epli » : pomme), Lingard (« Lind » : tilleul), Bigard (« By » : abeille).

Les noms en « thuit » désignent un essart : Thuit Anger, Thuit Signol, Thuit Hébert, Thuit Simer, Regnetuit, Bliquetuit, Aptuit, Blacquetuit… .

Maintenant, interro écrite. Ceux qui arrivent à traduire les 4 noms qui suivent ont droit à un coup de calva : Lintot, Criquebeuf, Routot, Épregard.


4 - Les noms des villes et des villages 2/2

Voyons maintenant les toponymes qui se terminent en “ville”. Ils sont très nombreux dans les zones de forte implantation Viking. Cependant, ils ne sont pas tous d’origine norroise. Un certain nombre d’entre eux sont antérieurs à la colonisation Viking et les autres sont contemporains ou postérieurs à cette colonisation.
La terminaison “ville” vient de “Villa”: terme gallo-romain qui désigne un domaine rural bâti, une ferme, voire un village.
Dans les cas qui nous intéressent la première partie du toponyme est un mot d’origine scandinave et en général un nom d’homme Viking (anthroponyme). En voici quelques exemples:

Asketill”, anthroponyme Viking signifiant “le chaudron des dieux”, va donner: Ancteville, Anctoville, Ancr etteville, Anquetierville. Il est à noter que “Asketill” va aussi donner le nom de famille normand Anquetil.

Asulfr”: “le loup des dieux”, va donner: Auzouville, Ozeville. Il est à noter également qu’il va donner l’anthroponyme normand Auzou.

Bjorn”, “Biarni”: l’ours, l’ourson, vont donner Bourneville, Bareville, Banneville, Basseneville.

Thorstein”: le marteau du dieu Thor va donner Toutainville et aussi le nom de famille Toutain.

Acqueville vient de l’anthroponyme “Aghi”.

Bolleville vient de “Bolli”.

Bondeville vient de “Bondi”. “Bondi” n’est pas un anthroponyme mais désigne un homme libre, un paysan libre.

Colleville vient de “Koli”, anthroponyme viking.

Corneville vient de l’anthroponyme “Korni”.

Ecquemauville vient de l’anthroponyme anglo-scandinave “Scamel”.

Étreville vient de “Styrr” qui signifie querelleur.

Mondeville, Émondeville, Émanville viennent de l’anthroponyme Viking “Amundi”.

Quetteville, Quettreville, Cretteville viennent de l’anthroponyme “Kettil”.

Rolf” ou “Rou”, 1er duc de Normandie que nous avons vu former les toponymes entièrement Viking (norrois) Routot et Roumare va donner aussi Rouville.

Api” va donner Appeville.

Sotteville vient de “Soti” le Brun ou le Noir.

Tourville vient de “Torfi”.

Touville vient de “Toli”.

Il y a aussi quelques toponymes se terminant en “ville” qui ne commencent pas par un nom d’homme ainsi:

Querqueville vient de “Kirkja”, une église.

Criqueville vient de “Kriki”, déjà vu dans la description du paysage: une crique.

Briqueville vient de “Brekka”, déjà vu également: une pente.

Vatteville viendrait de “Vatn” ou “Vatr”: eau ou lac.

L’origine de ces noms terminés en “ville” est discutée.
Certains auteurs pensent que la colonisation Viking en Normandie s’étant étendue sur plus d’un siècle, les derniers arrivés s’installant dans une Normandie qui parlait déjà plus ou moins le Roman (Français ancien), auraient désigné leurs nouveaux domaines d’un nom mixte utilisant une partie scandinave et une partie romane.
D’autres auteurs font très intelligemment remarquer qu’un grand nombre de ces toponymes en “ville” sont situés à des endroits stratégiques: croisements de routes, hauteurs, points d’observation et de surveillance, formant un véritable maillage du territoire et qu’ils auraient pu être confiés DÈS LE DÉBUT DE LA COLONISATION à des chefs et des personnages de confiance afin d’assurer la sécurité et la défense du Duché. Ces points stratégiques auraient pu être débaptisés et rebaptisés avec un anthroponyme Viking en première partie tout en conservant la terminaison “Villa” ancienne.