Une langue à part entière

H. Gancel, dans l’intro de “V’n-ous d’aveu mei ?”, nous rappelle une chose importante : “Jusqu’ici aucun livre ne vous a proposé un enseignement de la langue normande. Or, beaucoup de Normands pensent parler ce qu’on leur dit être un patois, c’est-à-dire une langue vulgaire, une sorte de mauvais français déformé par leur ignorance. Ceci est faux. Ce que parlent vos parents, vos grands-parents, ce qu’ont parlé vos pères est bel et bien une langue comme toutes les autres. Soyez-en convaincus. (…) Vous en découvrirez l’originalité et la richesse. Notre langue, comme les autres, se parle et s’écrit. Ainsi très bientôt vous pourrez parler, lire, écrire notre normand, d’une façon spontanée et naturelle.”

Jacques MAUVOISIN, universitaire et spécialiste du sujet, ancien président de l’Association de Défense et de Promotion des Langues d’oïl (DPLO), a organisé quelques conférences sur la langue normande. Voici un résumé des points essentiels qu’il développe :

Le normand est une langue à part entière, ce qui est prouvé par:

  • L’abondance du vocabulaire : 60 glossaires et dictionnaires (voir notre dictionnaire)
  • 200 radicaux spécifiques, soit environ 1000 mots, issus du norois (apport des Vikings).
  • Une grammaire partiellement originale
  • Une littérature abondante : Une centaine d’écrivains recensés au nord de la ligne Joret (ligne qui sépare les populations selon leurs différences de prononciation). Depuis un siècle, 80 % des écrivains en langue normande sont originaires de Basse-Normandie, et cette tendance s’accentue de nos jours. la langue est pour ces écrivains un élément fort de revendication de culture.

Le normand sur France Bleu Cotentin

Deux chroniques sont consacrées chaque semaine à la langue normande sur France Bleu Cotentin : animées le samedi à midi vingt par l’Association Alfred Rossel avec Pierre Diguet, Alain Jeanne… (dialogue sur le vocabulaire, les expressions) et le dimanche à midi vingt par l’association Magène avec Rémin Pézeri – chronique Parlez-vous normand – suivie d’une chanson du répertoire de Magène.

Fréquences : 100.7 à Cherbourg, 99.9 à Carteret, 95.0 à St-Vaast, 101 à St-Lô, 95.7 à Coutances.
Ici, toutes les chroniques de Rémin sur France Bleu

Un riche vocabulaire

Découvrez un exemple saisissant de la richesse du normand en parcourant le vocabulaire des pluies !

Pour illustrer encore la précision de la langue, voici un extrait de Flleurs et plleurs dé men villâche (page 124), roman autobiographique d’André Smilly :

Normand :

Sitôt qu’ol écalit ses uûs, des graunds uûs blleus qui savaient pus mais dauns par éyoù qu’il-en n’ taient, no li fit chuchi eune pyirre dé chuque d’aveu eun lermot.

Aô couop, touot li ramountit dauns tête. O s’écllatit à plleuraer d’aveu des couops d’ sacquet dauns lli à faire poe.

Quaund men père s’acachit, accroqui pas l’ deû, ses gaumbes li faunfluaunt, exempt d’ prêchi, coume éguéré, o l’ vit sus li ses uûs qu’o l’ ssit lôtemps dauns les syins aô bouohoume; o li avaunchit ses deigts gllèchis, bllauncs coume des peis.”

Français

Dès qu’elle ouvrit les yeux, de grands yeux bleus qui ne savaient plus où ils en étaient, on lui fit sucer un morceau de sucre arrosé d’eau-de-vie.

à l’instant, tout lui revint à l’esprit. Elle fondit en larmes, agitées de secousses violentes qui faisaient peur.

Quand mon père arriva, cassé par la douleur, les jambes chancelantes, incapable de parler, comme égaré, elle leva sur lui des yeux qu’elle laissa longtemps dans ceux du bonhomme; elle tendit ses doigts glacés, blancs comme des suaires.”

Aundré Smilly (H. Gancel) – Flleurs et plleurs dé men villâche, 260 pages.
Roman en normand intégralement traduit en français en bas de pages.

les petites pluies

  • “Eune pissie de cat”, “eune pissie de ranne” (rainette) ou encore “eune petite iâo”, c’est une petite averse sans conséquence.
  • Il peut “pleuvinaer”, “plouvinaer”, “plouvotaer”, “pluviâotaer”.
  • “Eune rapillie”est une petite ondée.
  • Il peut aussi “plleuvachi” ou “boucailli” quand la pluie, bien que faible, est plutôt gênante.
  • La “riplleure” est particulière : il pleut et il fait soleil en même temps.
  • Les “breumâs” sont des petites brumes s’élevant du sol quand il pleut.

Quelques règles de prononciation

  • devant un é ou un i, qu se prononce tch (qui se lit tchi) : eun quoeu se dit un tcheu.
  • qu peut aussi se prononcer que (quétoun se lit quéton)
  • gu se prononce gue : guette (regarde) se dit djette.
  • ll se prononce y (bllé se dit byé)
  • h est très guttural (héreng se lit rhéran), à l’instar du j espagnol ou du ch allemand.
  • le h peut aussi ne pas se prononcer (hivé se lit ivé)
  • yin se prononce yi ou i. Quyin se lit tchyi ou tchi.
  • men se prononce man devant une consonne ou un h aspiré
  • men se prononce m’n devant une voyelle ou un h muet (de même pour ten, sen)
  • les se prononce lé devant une consonne ou un h aspiré
  • les se prononce l’z devant une voyelle ou un h muet (on écrit les éfaunts , on dit l’z éfaunts)
  • le e sans accent se ne prononçant pas, belin se dit blin. Toutefois, quand on veut prononcer le e, on le signale par un accent (lé quemin, se lit le qu’min, le quémin se lit l’quemin)
  • le é accentué se prononce é (rébelot se dit réblo)
  • la graphie aun se lit an
  • la graphie oun se lit on

Citons Barbey d'Aurevilly...

Ce grand auteur explique et justifie l’emploi du normand dans son roman “Une vieille maîtresse” (lettres à Trébutien):

“Vous verrez que je n’y parlerai pas normand du bout des lèvres, mais hardiment, sans bégaiement, comme un homme qui n’a pas désappris la langue du terroir dans les salons de Paris et qui parle, comme un descendant des pêcheurs, pirates “d’azur à deux barbets adossés et écaillés d’argent”.
J’ai déjà dit deux mots de ma vieille Normandie. La côte de la Manche est peinte à grands traits dans le second volume de Vellini, et les poissonniers y parlent comme des poissonniers véritables. Est-ce que Shakespeare, s’il avait été normand tout entier au lieu de l’être à moitié, aurait eu peur de notre patois ?..
Vous verrez quelle langue c’est, et quel patois !”

Le normand, langue officielle des îles Anglo-normandes.

“Le normand a été la langue officielle de la cour d’Angleterre jusqu’au milieu du 14e siècle. Il constitue encore aujourd’hui la langue officielle, judiciaire et administrative des Iles Anglo-normandes. Le normand a donné à la langue anglaise une bonne partie de son vocabulaire ! (cat, chair, candel, garden, can, fork…)” (Le MONDE du 10/12/85)

A Jersey, la langue normande est une véritable institution qui possède ses structures et ses médias spécifiques. L’enseignement officiel du normand (“jerriais” sur l’île) concerne actuellement 1000 élèves !
Si vous croyez encore que le normand n’est qu’une pâle copie du français, allez donc à Jersey et rencontrez quelques anciens de l’île. La plupart ne connaissent pas un mot de français. Ils s’adressent à vous dans leurs deux langues maternelles : l’anglais et le jerriais, cette variante du normand qui a traversé les siècles. C’est à la fois étonnant et émouvant.

Les mots normands au Québec

Guillaume Marois, un correspondant du Québec, nous donne des informations à ce sujet :
“Je m’intéresse depuis un certain temps déjà à la langue normande, et j’ai remarqué qu’aucun site ne mentionne le fait que plusieurs expressions et mots normands sont encore bien présents au Québec. La raison en est simple : la Nouvelle-France fut peuplée essentiellement de Normands. Comme l’Angleterre a pris le contrôle de la colonie pas longtemps après, la langue normande n’a pu être complètement rayée du langage local par le biais des politiques d’assimilation au français par les autorités françaises. Cette langue a fortement influencé le parlé des Québécois. De plus, notre prononciation de certains mots est très similaire. Voici une petite liste :

  • abrier = abrier (y faut s’abrier, y fait frète !)
  • achteu = a-c’t’heure
  • adreit = adrète (y’est adrète)
  • barbouilli = barbouilli (t’es toute barbouilli, va te laver !)
  • décembe = décembe
  • dreit = drète (c’est pas drète)
  • è = a
  • éga ! = ga ! (ga ça !)
  • itou = itou, aussi utilisé lors de phrases interrogation sous la prononciation “tu”, comme dans “on y va-tu ?”.
  • lo = lo (y’est lo)
  • neire = noère (y fait noère icitte)
  • novembe = novembe
  • quiques = queques, kek (kekun, kekchose)
  • sacraer = sacrer (arrête de sacrer !)
  • v’lo = v’lo (le v’lo !)
  • y = y (qu’est-ce qu’y fait ?)

De plus, j’ai entendu dire que les habitants de la Normandie disent aujourd’hui comme nous (au Québec), des expressions comme déjeuner et diner au lieu de petit dej et dej.

Par ailleurs, Hugo Voisard, étudiant en traduction à l’Université Laval, au Québec, nous propose un glossaire des mots normands en usage au Québec. C’est très instructif. L’Atlantique nous sépare mais une de ses conclusions nous rapproche assurément : ” Il serait peut-être bon de faire comprendre aux Québécois, dont le complexe perdure, que leur langue et leur prononciation n’ont rien de vil ou de honteux. “

L'enseignement du normand

il n’existe plus qu’une seule classe de normand au collège des Pieux. Elles est animée par Rémi Pézeril. A noter que les classes de normand qui existaient dans les collèges de la Manche ont disparu, malgré la demande des parents et des élèves, en raison d’une réduction insupportable des moyens accordés. Comment faire mourir une culture? A vous d’en juger…
L’ouverture de ces cours facultatifs est subordonnée à l’inscription volontaire de 15 élèves au minimum (classes de 6e et de 5e). Des supports pédagogiques sont disponibles pour les enseignants intéressés.

Lire aussi l’article “l’enseignement du normand est moribond” par Rémi Pézeril.

Les quenâles chauntent reide byin !

Depuis la sortie du disque “Caunchounettes normaundes”, les enseignants et les enfants disposent d’un excellent support d’apprentissage de la chanson normande avec CD, cahier de partitions et livret pédagogique. La photo ci-dessus présente les enfants de Pierreville, St-Germain-le-Gaillard et du Rozel en concert à Jersey dans le cadre de la Fête des Rouaisouns.

Une exposition itinérante

Une exposition itinérante sur la langue normande circule dans les lycées et les collèges. Elle est constituée d’une suite de panneaux pourvus de très nombreuses illustrations. Elle présente un panorama de l’histoire de la langue normande à travers ses auteurs et ses interprètes. Passionnant. Cette exposition est disponible (et bien sûr gratuite).
Elle a reçu, en 2002, le prix littéraire des Communautés Normandes, association dont le président est Roger-Jean Lebarbenchon, auteur d’une trilogie essentielle sur les auteurs normands (cf notre rubrique “auteurs”).

Les magazines

Plusieurs magazines consacrent régulièrement des pages ou des articles à la langue normande. Voici les principaux :

  • “Le Pucheux”, Denis Ducastel, 84 rue du Moulin de la nation, 76690, Fontaine-le-Bourg. 02 35 34 66 27. Trimestriel. Ce magazine est aussi éditeur sur un rythme de cinq ou six livres par an.
  • “Le Boués-jaun”, 109 avenue de Paris, 50100 Cherbourg. Une petite équipe de passionnés réunis autour d’Alain Jeanne.
    alain.jeanne8@orange.fr – 02 33 93 26 10 ou 06 99 92 58 55
  • “La Vouée du Dounjoun”, Hors-série annuel depuis 2005 de la revue d’histoire locale trimestrielle “La Voix du Donjon”, parution de l’association Les Amis du Donjon, Mairie – 50260 Bricquebec (abonnement un an 30 €. Le Hors-série : 10 €). Président : Rémin Pézeri : remi@npng.org.
  • Les nouvelles chroniques du Don Balleine, Office du Jèrriais, Collège Highlands, PO box 1000, Jersey JE4 9QA. Un magazine trimestriel de petit format entièrement écrit en normand !

La Fête des Rouaisouns

Cette manifestation permet de rassembler toutes les communautés d’expression normande, des Iles anglo-normandes à la Seine-Maritime, en passant par tous les terroirs de Normandie. Elle a été mise en oeuvre par Jean Margueritte (journaliste de renom à la Presse de la Manche) et l’association Montebourg-Guernesey qui ont concrétisé ce que bien des acteurs de la langue normande souhaitaient depuis longtemps.

Cette grande fête se déroule tous les ans en un lieu différent : Montebourg (1998), Jersey (1999), Guernesey (2000), Coutances (2001), Jersey (2002), Guernesey (2003), Bayeux (2004), Jersey (2005), Bricquebec (2007), Jersey (2008), Guernesey (2009), Pays de Caux (2010), Jersey (2011), Guernesey (2012) et Quettehou (Val-de-Saire) les 25-26 mai 2013.

Ce regroupement haut en couleurs et en musiques permet de rencontrer et d’écouter des chanteurs, des écrivains et des conteurs fédérés par une passion commune : la langue du pays.

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